Les origines du mythe


- Un mythe antique : Pyrame & Thisbé

Cette légende est issue des mythologies grecque et romaine.
Il existe deux versions indépendantes à propos de ce mythe :
1) Pyrame et Thisbé étaient follement amoureux l’un de l’autre, mais ils n’étaient pas encore mariés lorsque Thisbé tomba enceinte. Désespérée, elle se suicida, et Pyrame la suivit dans sa mort.
2) Pyrame et Thisbé étaient voisins et amoureux, mais leurs familles ne consentaient point à leur union. Ils décidèrent alors de se donner rendez-vous un soir, au pied d’un mûrier dont les fruits étaient blancs, pour s’enfuir. Thisbé arriva la première, mais surprise par une lionne, elle courut se cacher et dans sa fuite, elle fit tomber son voile que la lionne déchiqueta. Peu après, Pyrame arriva et, voyant le voile ensanglanté, crut que sa bien-aimée était morte. Désespéré, il se poignarda au pied du mûrier. Thisbé revenant, aperçut son amant suicidé, et décida de se tuer à son tour de désespoir. Le sang des deux amants abreuva le mûrier dont les fruits devinrent désormais sombres.

C’est cette deuxième version du mythe oral qu’Ovide coucha sur papier, dans ses Métamorphoses.

Voici le discours de Thisbé lorsqu’elle revient sur les lieux et qu’elle voit Pyrame agonisant :

« Ta propre main, dit-elle, et l’amour ont causé ta perte, malheureux. Mais j’ai une main, moi aussi, qui aura le courage d’en faire autant, et j’ai un amour qui me donnera la force de me porter ce coup. Je te suivrai dans la mort, et tous diront qu’au comble de la misère, j’ai été la cause et la compagne de ton trépas. Et toi, dont la mort seule, hélas ! pouvait me séparer, tu ne pourras pas, même par la mort, être séparé de moi. Ecoutez, cependant, notre commune prière, ô vous qu’accable le malheur, toi mon père, vous le sien : à ceux qu’un amour profond, à ceux que leur dernière heure ont unis, ne refusez pas d’être ensemble déposés dans le même tombeau. Pour moi, arbre qui de tes branches ne recouvre maintenant qu’un seul corps misérable, qui bientôt en couvrira deux, garde les marques du sang répandu, porte à jamais de sombres fruits, qui conviennent au deuil, en souvenir de notre double trépas. »

Symbolisme :
La scène se passe la nuit, symbole de la mort imminente, sous les fleurs rouges du mûrier, telles des étoiles de sang. Ils se donnent la mort sous un arbre, image de la vie en perpétuelle évolution, en ascension vers le ciel. L’arbre met en communication les trois niveaux du cosmos : le souterrain par ses racines fouillant les profondeurs où elles s’enfoncent (Pyrame et Thisbé seront enterrés), la surface de la terre par son tronc et ses premières branches (lieu de leur mort, au pied de l’arbre), et les hauteurs par ses branches supérieures et sa cime attirées par la lumière du ciel (ascension de leur âme). De plus, les fruits de cet arbre sont symbole des origines, et donc du retour à la terre par les deux amants, et connote également l’immortalité.
Dans sa tirade, Thisbé s’adresse à plusieurs entités : principalement à Pyrame et aussi à ses parents, dont leur haine est la cause indirecte de leur mort, à qui elle exprime son vœu d’être enterrée avec lui.
La mort est la seule façon pour les amants de se retrouver. Elle les libère d’une emprise charnelle et leurs âmes pourront se retrouver pour l’éternité.
On retrouvera toutes ces thématiques dans de nombreuses réécritures, que nous aborderons par la suite.


Le mythe de Pyrame et Thisbé est représentatif de l’amour contrarié : on y retrouve les interdits familiaux et sociaux entravant leur amour, la fatalité du destin des deux amants, leur amour qui les a menés à la folie et qui transcende la mort. Le fait que l’arbre soit souillé par leur sang reprend cette idée de crime contre-nature.


- Un mythe médiéval : Tristan & Yseult

Cette légende fait son entrée dans la littérature au Moyen-âge, au XIIème siècle précisément. C’est l’histoire de Tristan, valeureux chevalier aux services de son oncle, le roi Marc de Cornouailles, et d'Yseult la Blonde. Leur passion naît durant le voyage qui doit mener Yseult à son futur époux, le roi Marc, lorsqu'ils absorbent par erreur un philtre d'amour qui était destiné à la nuit de noces, et qui les prend d'un amour inconsidéré. Yseult épouse malgré tout le Roi, mais continue à vivre son amour avec Tristan. Lorsqu’ils sont découverts, les deux amants s’enfuient dans la forêt du Morrois et vivent dans un dénuement complet. Un jour, le Roi les retrouve endormis, mais les gracie. A leur réveil, ils comprennent que le Roi les a épargnés, et c’est la séparation : Yseult retourne auprès du roi Marc, et Tristan s’exile en Île de Bretagne où il épouse Yseult aux mains blanches. Lors d’un combat, il est mortellement blessé ; il envoie quérir Yseult la blonde qui est la seule à pouvoir le guérir, en lui recommandant d’arborer une voile blanche ou noire selon le succès de sa mission. Mais sa femme, jalouse, lui annonce qu’elle a vu une voile noire. Tristan meurt alors de chagrin, suivi de peu par Yseult la blonde. Ils ont été enterrés ensemble en Cornouailles.

De nombreux artistes ont repris ce mythe, apparu au XIIe siècle, interprété d’abord par des troubadours sous forme de chanson de geste (récit en vers qui relate des épopées légendaires héroïques). La première version était de Cercamon, en 1135, suivi de la version de Marie de France, Le Lai du Chèvrefeuille en 1160, puis celle de Béroul en 1170, et encore celle de Thomas d’Angleterre en 1175, ce dernier ayant tenté d’en faire une version plus courtoise (La courtoisie met en scène la figure du héros preux, non seulement célébré pour ses faits de guerre mais aussi pour ses qualités morales et intellectuelles, et relatant l'amour indéfectible d'un homme pour sa dame, souvent inaccessible).

Voici le discours d'Yseult qui, après être arrivée trop tard, voit Tristan déjà mort. Ce passage correspond au parallèle de celui choisi pour le mythe de Pyrame et Thisbé.

« Ami, en vous voyant mort, je ne peux ni ne dois souhaiter vivre. Vous êtes mort par amour pour moi et je meurs de tendresse pour vous, mon ami, parce que je n’ai pu arriver à temps pour vous guérir et vous soulager de votre mal. Rien ne pourra jamais plus me consoler ni me réjouir, aucun plaisir, aucune réjouissance. Maudit soit cet orage qui m’immobilisa sur la mer et qui m’empêcha d’arriver ! Si j’étais venue à temps, ami, je vous aurais rendu la vie et je vous aurais parlé tendrement de notre amour. J’aurais plaint mon aventure, notre joie, nos plaisirs, la peine et la grande douleur que nous valut notre amour. Je vous aurais rappelé tout cela en vous baisant et en vous embrassant. Puisque je n’ai pu vous guérir, puissions-nous au moins mourir ensemble ! Puisque je n’ai pu arriver à temps ni déjouer le sort, puisque je suis arrivée après votre mort, je me consolerai en buvant le même breuvage que vous. Vous avez perdu la vie à cause de moi. Je me comporterai donc en véritable amie : je veux mourir pour vous de la même manière. »

Symbolisme:
Dans ce discours, Yseult s’adresse encore à Tristan par « ami », et elle le vouvoie, manifestant une pudeur éternelle qui rend leur amour noble, même à travers la mort.
On sent dans ce discours beaucoup plus que du désespoir ; la fatalité y est présente (« maudit soit cet orage »), car c’est en partie un accident naturel qui a empêché Yseult de rejoindre son amant, de la même manière que dans l’histoire de Pyrame et Thisbé, c’était une lionne qui avait engendré indirectement leur mort. De plus, élément nouveau, on sent la culpabilité d’Yseult quant à son incapacité à guérir Tristan. Elle se sent responsable de sa mort, et souhaite se donner la mort pour lui rendre la pareille. C’est là toute la force de l’amour : un échange mutuel, jusque dans la mort.


Le mythe de Tristan et Yseult présente les thèmes de l’amour malheureux car impossible, à cause de la trahison (Tristan a un devoir de loyauté envers son suzerain, qui est aussi son oncle) et de l’adultère (Iseut a un devoir de fidélité envers son époux), et de la mort, qui permet et promet l’union éternelle. Il est toutefois vrai que les infortunés ne sont pas responsables de cette passion coupable, qui est provoquée par un philtre, mais cet envoûtement figure et matérialise l’irrésistible force de la passion qui fait braver aux amants tous les obstacles.


Shakespeare s’est inspiré principalement de ces deux mythes - entre autres, bien entendu. Dans Roméo et Juliette, la trame est exactement la même que celle de Pyrame et Thisbé : deux amants qui ne peuvent vivre leur amour à cause des haines familiales, qui usent de stratagèmes pour se voir, et finissent par mourir sur un quiproquo. Pour ce qui est des sentiments, on retrouve également un fond inspiré de Tristan et Yseult : la quête perpétuelle du désir assouvi, les tiraillements intérieurs entre ce qui serait « bien » socialement, et le « bien »-être sentimental. Mais alors que Roméo et Juliette est une pièce tragique, le Songe d’une Nuit d’été reprend également cette histoire de manière comique et légère, dans une mise en abyme : on y retrouve une troupe de comédiens qui tentent de mettre en scène le mythe de Pyrame et Thisbé, mais ils sont tournés en dérision. Shakespeare fait preuve de contradiction quant à lui-même. D’un côté il veut mettre en scène « sérieusement » le mythe de l’amour impossible, mais d’un autre côté, il tourne son propre travail en dérision. On en arrive donc à notre problématique : ce mythe est-il représentable ? peut-on mettre l’amour sur scène ?

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